· Extrait ·
Mon nom n’a pas d’importance, mais le sien en aura une. Je dois le choisir avec soin, car il sera le partenaire de toute une vie ; la simple idée de l’appeler devra me faire monter le sourire aux lèvres.
Je réfléchis longtemps, trop, peut-être, pour ce choix décisif. Un ami loyal ne se laisse pas au hasard.
Je trouvais un nom dont je n’eus jamais à rougir : Adam. N’y avait-il pas de plus fidèle compagnon pour l’Ève que j’étais ? Adam. Nous nous rencontrerions donc ainsi : dans les ombres d’un Éden qui serait notre paradis réservé.
Il n’y eut pas d’Adam.
Soit que mes parents eussent menti, soit qu’ils eussent oublié, le résultat fut le même : je ne connus jamais le bonheur de côtoyer le meilleur ami de l’homme, ni d’en devenir la meilleure amie. À la place, je reçus une plante : un bouquet de feuilles écarlates veinées de bleu. Ma déception fut sans limites. La plus cruelle, sans doute, de toutes celles qu’ils m’avaient infligées durant ma courte vie. Du haut de mes six années, je la gravais à jamais dans ma mémoire balbutiante.
⁂
Je survécus à cette trahison, mais jamais son souvenir ne me quittait. Elle teintait les rencontres de défiances ; les promesses, de doutes ; les amitiés, de remords… Elle se tapissait dans mes gestes ; dans les regards que je jetais sur mes alentours, puis sur le monde dans son ensemble. Elle surgissait toujours au moment le plus importun, me paralysant de son souvenir, se grossissant de ceux que je créais au fil de mes échecs.
Je devins une enfant méfiante, fuyant la société de mes camarades en faveur de celle des plantes, que l’on m’imposait, mais surtout de celles des grands auteurs qui me transmettaient leur connaissance. On ne m’appelait même pas le petit rat de bibliothèque : j’étais bien trop discrète et insignifiante pour cela —une souris, au mieux, cachée au plus profond d’un livre et prête à mordre quiconque tenterait de l’approcher.
Pourtant, dans le secret de mon antre solitaire, j’enviais ces autres qui savaient s’entendre, parler, échanger autrement que par des rougeurs ou des marmonnements forcés. Je rêvais à un ami avec qui faire les quatre cents coups, à qui confier mes peines au cœur de la nuit, à qui offrir mon épaule quand ses larmes couleraient : à cet Adam que je n’avais jamais connu.
Les années passèrent, faisant de moi une fillette instruite et d’apparence mesurée. J’entrai dans l’adolescence le cœur morose, les idées noires, et la solitude enchaînée à l’âme.
⁂
Je ne sais ce qui me fit lever la tête : un souffle de vent, le froissement d’un tissu, peut-être, ou le raclement discret d’un ongle sur une couverture de cuir. Mes yeux cerclés de fer s’égarèrent sur le profil d’une camarade que je ne connaissais pas. Surprise de découvrir un visage nouveau dans mon antre, qui plus est, ne craignant pas de s’asseoir à ma table, je la dévisageai ouvertement. Elle s’était installée sans que je m’en aperçoive, silencieuse comme une ombre, tournant les pages de son livre avec toute la délicatesse du respect. Ses traits m’évoquaient les déesses indiennes qui illustraient certaines de mes lectures ; sa peau couleur de soleil semblait scintiller dans l’éclat blanc des lampes. Elle enroulait une mèche noire et bouclée autour de son doigt en une spirale infinie. Je me laissai hypnotiser par ce mouvement.
« Eh bien, qu’y a-t-il ? »
Sa voix me fit sursauter. Presque honteuse de m’être laissée surprendre, je cherchai à bafouiller un « rien » qui ne vint pas. Une étincelle de compréhension incendia ses yeux d’un marron presque noir, muant son expression neutre en amusement. Je n’y trouvai pas trace de la moquerie habituelle de mes camarades. Cela me rasséréna, me permettant de reprendre enfin ma respiration.
« Je m’appelle Bara, enchantée !
— Ève… », murmurai-je en observant sa main tendue sans la saisir. Elle ne s’en formalisa pas, et commença aussitôt à me parler de son livre. Dans le silence feutré de la bibliothèque ses inflexions esquissaient une histoire que je connaissais bien : celle de Loew, qui fabriqua un golem dont le contrôle lui échappa, et qui dut détruire sa créature. Je me laissai porter par ses mots, redécouvrant avec elle ce que je savais déjà, n’osant l’interrompre de crainte de rompre l’enchantement.
Ce fut la sonnerie qui s’en chargea. Dès que son timbre retentit, Bara se tut —un brouhaha attira notre attention vers la porte, où les autres élèves se massaient. Quand je reposai mes yeux sur elle, la place était vide. Pas un mot d’au revoir. Le boa familier de la trahison se logea dans ma gorge. L’espace de quelques minutes, j’avais su l’oublier.
Le lendemain, j’évitai consciencieusement la bibliothèque, trop anxieuse à l’idée d’y croiser une certaine personne avant d’avoir démêlé les anneaux écailleux qui enserraient mon cœur. Je m’assis sur le banc le plus isolé que je trouvai et tentai de me plonger dans mon livre. Les bruits de la cour me déconcentraient, moi qui avais pris l’habitude du silence feutré des rayons de couvertures en cuir. J’esquissai une moue dépitée en observant tous ces gens qui jouaient entre eux. Fallait-il vraiment tant crier pour s’amuser ?
« Bruyants pour pas grand-chose, n’est-ce pas ?
— Bara ?
— Ève. »
· Fin de l'extrait ·





2 réflexions sur “Le Sifflement du serpent”
L’atmosphère créée par Le sifflement du serpent déteint très agréablement sur l’état d’esprit sous forme d’une mélancolie contemplative des plus suaves.
Ce voyage et les questionnements qu’il pose vaut le détour !
Cette histoire a plusieurs niveaux de lecture, et évolue de même. On pense plonger dans un univers fantastique, presque gothique, mais on découvre au fur et à mesure qu’il s’agit d’un univers d’anticipation… Le désert, que l’on foule à peine, est pourtant présent à chaque ligne. Un texte ambigu, fascinant de symbolisme, que je vous recommande chaudement !