Deva et La Pensée entrèrent dans la pâtisserie au moment où La Dieuse achevait sa préparation : elle amassait la pâte sablée dans un grand sac noir pour l’abattre sur le coin de la table avec fracas.
« Regarde-moi cette maîtrise, j’adore », murmura Deva avec une admiration qui fit sourire La Pensée. « Tu vois ? Elle n’a frappé qu’un seul coup, pour éviter de trop homogénéiser la pâte et pour conserver des grumeaux. C’est ça qui va donner du croquant à ses créations ! »
La Pensée haussa les sourcils. « Je sais. Tu me le rappelles à chaque fois. »
« Et maintenant, elle va imprimer un effet de rotation qui… »
La Pensée leva les yeux et alla se dégourdir les jambes du côté des galaxies. Il y en avait trois en vitrine, et au moins vingt dans l’arrière-boutique, qui tournoyaient avec un bruissement sourd.
Le travail de La Dieuse était effectivement remarquable. Chaque grain de matière avait été centrifugé avec une force et une précision suffisante pour provoquer des points d’agglomération organique. Dans la pièce obscure, et dans la devanture ourlée de noir, les nébuleuses continuaient de virevolter en scintillant. La Pensée observa avec fascination la formation d’un orbe sur l’une des spirales que dessinait la plus proche.
« Tu vois quelque chose qui te plaît ? », demanda joyeusement Deva en venant enrouler le bras autour de son amie. « Tiens, regarde celle-là, elle a l’air délicieuse… »
Elle désignait l’avant de la vitrine, où s’alignait une intéressante variété de gâteaux ronds, certains grands comme le poing. La Dieuse avait pris la peine de les glacer individuellement alors qu’ils tournoyaient encore sur leur axe, les parant de couleurs sublimes.
« Il faut aimer l’art abstrait, bien sûr… », murmura Deva pour elle-même, « Mais ces volutes sont vraiment magnifiques. Tu vois ? Le mélange de brun, de beige et d’ocre a formé un œil, là… et il y a même un disque autour de celui-ci ! Rah, je ne sais pas lequel choisir… »
« Vous avez une préférence ? », demanda La Dieuse en jetant le sac vide qu’elle venait d’utiliser sur un espace libre du comptoir.
« Mmm… je ne sais pas… il est à quoi, celui-ci ? »
« C’est un fondant au fer et à l’oxygène, avec un cœur croquant et un glaçage à la silice et à l’oxyde d’aluminium. Si vous préférez quelque chose de plus léger, je peux vous recommander celui-ci : il paraît plus imposant, mais c’est une émulsion d’hydrogène aromatisé à l’hélium qui vous donnera l’impression de flotter en bouche. »
« Vous auriez quelque chose au dioxyde de carbone ? », demanda La Pensée en observant les orbes maintenues en lévitation par un ingénieux procédé magnétique. « Ou de l’acide sulfurique ? »
La Dieuse désigna une planète pâle. « Celle-ci devrait vous plaire. On y retrouve les deux parfums, avec un très agréable jeu de températures, car le glaçage acidulé est très froid et craque sous la dent, alors que son cœur fondant au fer et au nickel est au contraire délicieusement chaud… D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, elle laisse dans son sillage une traîne de plasma. »
Deva fut séduite par cette friandise, mais elle avait tendance à vouloir tout goûter. Il fallut un certain temps avant que les deux amies ne s’attablent pour savourer leurs trouvailles.
Deva avait finalement sélectionné un entremets nappé à l’azote, car La Dieuse n’avait pas souhaité lui révéler la composition de son noyau, disant qu’il s’agissait d’une surprise. Alors qu’elle tapotait l’écorce de son dessert avec le côté de sa cuillère, La Pensée se pencha sur sa propre pâtisserie.
Elle avait choisi la première planète qu’on leur avait présentée, un joli assemblage de beige et de bleu qui promettait beaucoup de texture. Le glaçage laissa, sur le bord de son couvert, une traînée salée.
« Savais-tu que chacun d’entre nous abrite des millions de monères ? », demanda-t-elle tandis que sa cuillère s’enfonçait délicatement dans la croûte moelleuse de son gâteau. « Des microbes qui dépendent de notre existence pour survivre, et dont nous avons besoin pour vivre en bonne santé ? Par exemple, lors de la digestion… »
« Vas-tu encore me parler de bactériologie ? », sourit Deva en suçotant son couvert.
« Déformation professionnelle. »
« Vas-y, je t’ai bien traînée ici alors que tu m’avais dit que tu n’avais pas faim… »
La Pensée sourit à son tour. Elle s’y était attendue, étant donné que son amie adorait les desserts et l’attirait dans toutes les échoppes réputées depuis qu’elles s’étaient rencontrées.
« Eh bien, certaines personnes pensent que nous sommes des créatures isolées du reste du monde, mais nous y sommes au contraire perméables, et intégrées dans un microcosme avec lequel nous cohabitons. Je suis en train de rédiger un article à ce sujet, je te l’enverrai si tu veux le lire… »
Le cœur de son gâteau se répandait dans la soucoupe, et elle gratta le noyau solide du bout de sa cuillère pour réunir tous les ingrédients en une bouchée. Cette pâtisserie était une véritable réussite, et mêlait le fer croustillant à une texture moelleuse, épicée d’une pointe de silicium et de magnésium que le glaçage fondant rehaussait. Elle ne regrettait vraiment pas son choix.
« C’est fascinant, n’est-ce pas ? De se dire que des créatures microscopiques résident en nous, et tout autour… Ne serait-ce que dans ce que nous sommes en train de déguster. »
« J’espère qu’elles ne s’en rendent pas compte », dit Deva en portant une nouvelle cuillerée à ses lèvres. D’abord parce que ce serait terrible, bien sûr, et du coup parce qu’il serait bien dommage de ne plus pouvoir manger… » Elle sourit et baissa les paupières, pour savourer la sensation de la mousse d’hydrogène fondant sur la langue.
La Pensée leva sa cuillère à hauteur d’yeux, observant le glaçage élaboré qui recouvrait cette bouchée. Combien de petits êtres disparaîtraient en un instant, lorsqu’elle déciderait de les ingérer ? Se rendaient-ils compte de leur sort, dans leur esprit minuscule ? Peut-être que le temps ne s’écoulait pas à la même vitesse pour eux, dont l’astre s’était formé cette semaine, et qu’en ce court laps de temps, des civilisations entières s’étaient développées, et éteintes… Peut-être qu’ils étaient conscients du traumatisme causé à leur planète, et hurlaient à présent en courant dans les rues, impuissants malgré l’avancée de leur savoir ou de leur technologie.
Et peut-être que, demain, ce serait elle, et tout le treizième univers, qui seraient délicatement isolés par la lame d’un couvert pour satisfaire l’appétit d’un monde plus grand qu’elle.
En attendant, elle porta la cuillère à sa bouche.
1 réflexion sur “La Pâtisserie au coin de la galaxie”
La Pâtisserie au coin de la galaxie est aussi alléchante que son nom l’indique: les délices qu’on y trouve sont mystérieux et gourmands. On y trouve des saveurs qui nous font questionner nos goûts, et c’est raffraîchissant.
Ce détour par la pâtisserie est une mise en bouche idéale pour votre premier voyage avec le Transimaginaires!