Accompagnez-nous dans les coulisses de l’univers de L.A. Morgane, à la découverte de sa nouvelle La Mue de l’araignée. Attention, spoilers !
DANS LE FOND
Le thème de l’abandon familial est central dans ton récit. Les mygales de l’Adêbero vont jusqu’à dévorer leur progéniture ou leurs partenaires… Pourquoi l’avoir choisi ?
Je pense qu’il est très lié aux araignées, du moins pour moi. Contrairement aux êtres humains, les mygales ne dépendent pas des leurs pour survivre, au point d’avoir recours au cannibalisme. Leurs rapports interindividuels sont aux antipodes du nôtre. Elles peuvent incarner une antithèse de la notion de famille, ce qui est idéal quand on s’interroge dessus.
Sophia souffre d’avoir été exclue, par les Mués, mais aussi par les humains. Elle a été traitée comme un rejeton d’araignée, plutôt que comme l’enfant d’une espèce sociale, ce qui est le pire qui puisse arriver pour nous. Les humains sont terrorisés à l’idée d’être rejetés, bannis, au point d’agir de manière totalement absurde pour plaire aux autres et être inclus dans une communauté.
Qu’une créature soit aussi dénuée de lien social qu’elle s’adonne au cannibalisme, c’est-à-dire à la destruction de l’autre, est instinctivement terrifiant. Pour nous, c’est un meurtre. Cela nous ramène aux personnes qui possèdent cet égoïsme, cette capacité à évoluer en dehors de la collectivité, qu’on considère comme des monstres… tant qu’ils n’appartiennent pas à un groupe social reconnu.
Les araignées, hors de rares exceptions, n’ont pas ces préoccupations. C’est en les observant et en suivant leur exemple que Sophia a le plus de chance de relativiser sa crainte de l’abandon. L’instinct est plus présent en nous qu’on aime à l’imaginer, mais nous sommes aussi capables de rationaliser certaines expériences. Et c’est en se confrontant à l’incarnation de sa douleur que Sophia peut progresser.
Les baleines, géantes sociales, et les arayêberas, géantes cannibales… Quelles sont les raisons qui t’ont motivée à choisir ces deux espèces en opposition ?
Sophia cherche des réponses à son abandon auprès d’une espèce grégaire, mais c’est faire preuve d’un biais de confirmation. Elle fonde sa vision des Mués sur la compréhension que les humains, chez qui elle a grandi, ont d’elles. Mais il y a peut-être d’autres pistes à explorer… C’est en se confrontant à une espèce complètement différente des très sociaux cétacés qu’elle peut interroger ses préjugés, d’autant plus que Sathoban n’a pas d’a priori négatif sur ses protégées. Pour cette dernière, leurs liens familiaux et leurs habitudes meurtrières sont naturels et fascinants. Sophia est donc encouragée à reconsidérer sa vision du monde, et les idées avec lesquelles elle a grandi.
Sathoban est passionnée par les araignées car son frère en possédait une, alors qu’il s’agit aussi d’un plat culinaire pour les siens. Pourquoi avoir choisi la mygale comme sujet central du récit, ainsi que ces descriptions surprenantes de leur assaisonnement ?
J’ai été arachnophobe, et certaines araignées me font encore très peur. Mais j’ai découvert par hasard une amatrice de poissons rouges sur YouTube, qui m’a conduite à une éleveuse de serpents, qui m’a donné envie de me pencher sur les mygales. J’ai alors appris que ces créatures effrayantes étaient aussi fascinantes, parfois belles, et pas si dangereuses. J’ai voulu partager cela avec d’autres personnes, notamment arachnophobes, pour les aider à prendre du recul comme j’ai réussi à le faire, et à se sentir moins en danger face à ces boules de pattes.
Durant mes recherches, je me suis demandée si on pouvait consommer des araignées, puisqu’on le fait avec les insectes, et comment. J’ai alors visionné entre autres le documentaire « Vénézuéla : Chasseurs de mygales » par Gordian Arneth*, qui explique la relation du peuple Piaroa aux araignées, qu’il vénère et qu’il mange. Comme toujours dans mes histoires, mon but n’est pas de représenter une culture existante, mais de découvrir comment les êtres humains ont déjà répondu à certaines de mes questions, si c’est le cas (c’est souvent le cas). La valeur de l’imagination a des limites quand on veut comprendre le monde, et on apprend mieux en écoutant ce que les autres ont à dire. (*Pour Arte DVD à la demande, 360° Géo 221, 09/06/2016. « Piaroa » est le nom utilisé dans le documentaire mais eux-mêmes s’appellent par des mots pouvant signifier Peuple ou Habitants de la forêt)
D’autre part, cela encouragera sans doute quelques personnes à se fasciner pour les araignées ou les peuples d’Amazonie. On apprend toujours quand on s’intéresse aux autres.
Bien qu’absent du récit, le personnage de Juliette semble très important pour le développement professionnel de Sophia. Peux-tu nous en dire plus sur lui ?
Juliette est une figure prépondérante pour Sophia, mais absente, comme sa famille. Il existe entre elles une relation hiérarchique, mais aussi d’amour, comme avec un parent. Cependant, c’est Sathoban qui guide Sophia dans la jungle, mentor qui, au lieu d’aimer des créatures aussi sympathiques, communicatives et sociales que les baleines, a de l’affection pour des bêtes dangereuses, indomptables, et solitaires. Juliette et Sathoban sont des pendants l’une de l’autre, et c’est celle en laquelle Sophia pensait le moins se reconnaître qui l’aide le plus à s’accepter.
Ton texte met en scène une Mué, créature arboricole humanoïde, qui rejette cette partie d’elle du fait de son abandon par sa famille. Pourtant, elle embrasse pleinement ses origines en escaladant une mygale géante. Au-delà de l’aspect peu ragoûtant d’une telle scène, pourquoi as-tu choisi ce moment-là pour l’acceptation ?
Sophia admet dès le début qu’elle est physiquement Mué, mais refuse que d’autres lui imposent cette identité sociale. Lui faire remarquer sa différence, c’est la mettre à distance et donc l’exclure de la société humaine. Pour elle, c’est double peine, puisqu’elle a déjà été abandonnée par les Mués.
Lorsqu’elle utilise ses capacités inhumaines devant Sathoban, elle prend le risque de subir à nouveau ce rejet, très pénible pour un animal social. C’est le moment où elle embrasse les côtés bénéfiques de son ascendance, en partie parce que Sathoban, malgré des propos vexants, lui a prouvé qu’elle avait la capacité de l’accepter. Après tout, elle s’est attachée à des mygales géantes…
Ce risque, un peu téméraire à vrai dire, comme on peut l’être dans un moment de transition de l’esprit, lui permet littéralement de prendre de la hauteur. Cela l’aide à envisager le problème de l’abandon, à la fois le sien et celui des baleineaux, avec plus de recul. Elle n’a pas toutes les réponses, mais elle se pose de meilleures questions, ce qui lui permet d’émettre une hypothèse qui lui aurait semblé auparavant particulièrement farfelue…
À la fin, Sophia constate que le monde est encore plus étonnant qu’elle ne le pensait et accepte de surmonter ses préjugés de longue date pour se lancer dans une aventure qui pourrait mal finir. Quel était ton objectif avec cette fin pleine d’espoir et de risques ?
Je voulais que les personnes qui me lisent entrent dans cette jungle comme pour une randonnée ordinaire, découvrent des créatures incroyables, et en ressortent émerveillées par la perspective d’un univers plus fantastique encore. C’est un thème récurrent dans mes histoires que le monde est plus vaste que nous l’imaginons, bien plus surprenant, et qu’il nous dépasse. Il est très probable que nous n’en percevions qu’une infime partie, et que nos cinq sens ne nous permettent pas d’envisager sa richesse !
Les êtres humains cherchent ailleurs des merveilles que nous côtoyons tous les jours, et qu’il ne tient qu’à nous de découvrir, au moins grâce au partage de connaissances. Je pense que le message sous-jacent est de ne pas se contenter des préjugés humains, de prendre le risque d’ouvrir son esprit à la possibilité de l’impossible.
POUR LA FORME
Ce récit comporte des araignées assez grandes pour gober les protagonistes sans effort ; on s’attendrait à le voir tourner à l’horreur… Pourtant, tu as traité le sujet comme un documentaire, parsemé d’informations et de touches d’humour. Pourquoi avoir fait ce choix ?
En tant qu’ancienne arachnophobe encore apeurée par certaines araignées, je tenais à dédramatiser ces bêtes et à faire partager mes découvertes à leur sujet sans effrayer. Nos fictions regorgent de représentations animales ridicules de monstruosité, que les humains ont utilisées comme excuse pour torturer et tuer les chats, les chouettes, les requins…
J’avais envie de prendre le contre-pied de notre ignorance et de proposer une approche qui ne passe ni par la peur ni par la violence, mais par la connaissance et l’empathie. Oui, l’arayêbera est objectivement dangereuse. Mais à la fin du récit, sans en venir à aimer les araignées, on peut leur trouver un certain intérêt, et s’interroger sur leur existence plutôt que de céder impulsivement à notre peur primale.
En somme, mon but était de suggérer une alternative à l’instinct de tuer sans sommation, y compris dans les situations où ce n’est ni nécessaire ni bénéfique.
Durant notre périple dans la jungle, on découvre des versions colossales des créatures que l’on imaginerait aisément en Amazonie. En quoi le gigantisme sert-il ton propos ?
Je souhaitais prendre le pire qui puisse être pour une personne arachnophobe, soit une mygale géante, et parvenir à la rendre un tant soit peu sympathique. Le gigantisme découle plutôt de cette intention. À partir du moment où j’écrivais des araignées géantes de manière réaliste, je devais identifier et respecter les causes de cette taille. Je doute que ma proposition soutienne un examen approfondi, mais j’ai quand même donné les pistes en me fondant sur la faune et la flore géantes qui ont existé dans notre passé, ainsi que les conjectures expliquant comment une araignée pourrait survivre à son gigantisme.
Contrairement à tes précédents textes (Vulka, En Plein Coeur), la relation entre tes personnages est totalement secondaire à la progression de l’histoire. L’évolution de Sophia se fait, de manière très surprenante, grâce aux araignées qu’elle rencontre, avec lesquelles ses contacts se résument pourtant à l’observation silencieuse et à l’escalade. Pourquoi cette différence ?
Vulka parle d’amour de soi, En Plein Coeur d’amour de l’autre, et La Mue de l’araignée de découverte. La découverte est axée sur l’environnement, ici naturel plutôt que social, qui vient enrichir notre monde intérieur. Le but était d’emmener mon lectorat en excursion dans la jungle, pour lui faire vivre une expérience à la Jurassic Park sans la mise en danger… Le propos et l’objectif sont complètement différents de mes précédents récits.
Comment as-tu choisi le nom de tes araignées ?
Je voulais rendre les mygales aussi peu effrayantes que possible, pour dédramatiser la peur qu’on pouvait ressentir envers elles. Rien de mieux pour cela qu’un nom à la fois humoristique, affectueux et ridicule…
Quel accueil penses-tu que l’on fera au documentaire de Sophia ?
J’imagine que, comme pour les précédentes redécouvertes des arayêberas, le public sera ému pendant quelque temps, et que cela suscitera quelques vocations. Mais si le contexte ne s’y prête pas, elle retombera en désuétude… jusqu’au prochain documentaire !
Le fait que Sophia soit Mué est-il important ?
Pas dans ce récit. Elle aurait pu être d’une autre origine, bien que cela aurait changé la teneur du rejet social qu’elle subit du spécisme au racisme, ce qui pourrait être désagréable pour les personnes du lectorat qui le subissent. Cependant, il s’agit d’un personnage que je souhaite explorer dans d’autres histoires, où ses origines Mués seront au contraire capitales à l’intrigue…
Se peut-il que l’enquête de l’abandon des baleineaux, poursuivie grâce aux mygales, puisse trouver sa fin avec une autre espèce… Au hasard, les Mués ?
C’est effectivement ce qui devrait arriver plus tard. Sophia, désormais mieux équipée à gérer son identité, va progressivement se rapprocher des Mués, et pas juste de celles qui, comme elle, vivent parmi les humains. Cette aventure est celle qui va la pousser à partir à la recherche de ses origines.
Les squalophobes doivent-ils s’inquiéter de ta propension à écrire sur les créatures effrayantes ? Quelle est ton opinion sur les scolopendres et les cafards ?
Une histoire sur les requins ? C’est une idée intéressante… Quand aux scolopendres, je n’ai pas d’avis sinon que je les trouve rapides. Par contre, j’ai une certaine admiration pour la résilience des cafards.
Si vous souhaitez en apprendre d’avantage sur La Mue de l’araignée, nous vous encourageons à poser vos questions et à partager votre interprétation personnelle de cette histoire sur notre site web !